L’effondrement de notre civilisation industrielle. Voilà une idée effrayante qui fait pourtant son chemin. Elle a aujourd’hui largement quitté des milieux millénaristes et survivalistes, dans lesquels elle restait jusque là cantonnée, pour gagner la communauté scientifique et les colonnes des journaux les plus sérieux. Voilà même que l’« effondrement » est évoqué par le premier ministre Édouard Philippe lors d’un live un peu hors sol devenu célèbre avec Nicolas Hulot (*).
Mais est-ce pour autant crédible ? Joue-t-on seulement à se faire peur ? Doit-on (vraiment) se préparer au pire ? Comment le faire ? Ces « collapsologues » qui nos promettent la catastrophe, sont-ils les nouveaux prophètes de notre époque ? Quelles sont les limites à leur théorie ? Tentative de réponse en trois volets.
(*) extrait où il fait allusion à « Collapse: How Societies Choose to Fail or Succeed » de Jared Diamond
NB: La deuxième partie de ce dossier a été publiée sous le titre « Collapsologie et effondrement: alors du coup on fait quoi ? »
NB: La troisième partie de ce dossier a été publiée sous le titre « Collapsologie et effondrement: pourquoi le livre de Servigne et Stevens est discutable »
1.1/ Le bouquin qui met une claque
A l’origine de la vague sur l’effondrement, il y a d’abord le succès d’un livre: « Comment tout peut s’effondrer: petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes » de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, publié en 2015 au Seuil. Très étayé scientifiquement, l’ouvrage a progressivement bénéficié d’un impressionnant bouche-à-oreille (voir à ce sujet l’épisode de la websérie Next avec Didier Super) qui, étayé par les conférences des auteurs diffusées sur Internet, a popularisé le concept et généré le buzz actuel autour de la collapsologie.
Le livre est très dense et il serait ingrat de le résumer en un seul article. Surtout qu’il est lui-même le rassemblement d’un nombre colossal d’études et de réflexions scientifiques (il y a plus de 500 références dans l’ouvrages, soit près de 30 pages). Pour entrer dans le vif du sujet, voici deux extraits qui donnent une idée de l’analyse des auteurs. Ce billet traite ensuite des principaux ressorts de l’argumentation développée par Servigne et Stevens.
Métaphore de l’échelle pour représenter le point de non retour:
« Pour résumer, nous avons escaladé très rapidement l’échelle du progrès technique et de la complexité, dans ce que l’on pourrait considérer comme une fuite en avant qui s’auto-entretient. Aujourd’hui hui, alors que la hauteur de l’échelle du progrès génère un certain vertige, de nombreuses personnes se rendent compte avec effroi que les échelons inférieurs de l’échelle ont disparu, et que l’ascension continue inexorablement, malgré eux. Arrêter ce mouvement ascendant et redescendre tranquillement pour retrouver un mode de vie moins complexe, sur la terre ferme, n’est plus possible à moins de sauter de l’échelle, c’est-à-dire en subissant un choc pour celui qui le fait, ou en provoquant un choc systémique majeur si de nombreuses personnes lâchent l’échelle en même temps. Ceux qui comprennent cela vivent avec une angoisse: plus la fuite en avant continuera, plus la chute sera douloureuse. » (p.106)
Métaphore de la voiture pour résumer le predicament (**) dans lequel se retrouve plongée notre civilisation industrielle:
«Aujourd’hui, nous sommes sûrs de quatre choses:
1. la croissance physique de nos sociétés va s’arrêter dans un futur proche;
2. nous avons altéré l’ensemble du système-Terre de manière irréversible (en tout cas à l’échelle géologique des humains);
3. nous allons vers un avenir très instable, «non-linéaire» dont les grandes perturbations (internes et externes) seront la norme
4. nous pouvons désormais être soumis potentiellement à des effondrements systémiques globaux.
Ainsi, comme de nombreux économistes, climatologues, physiciens, ou même politiciens […], nous en déduisons que notre société peut s’effondrer dans un avenir proche. Pour reprendre la métaphore de la voiture, alors que l’accélération n’a jamais été aussi forte, le niveau de carburant indique qu’on est sur la réserve et que le moteur, à bout de souffle, se met à fumer et à tousser. Grisés par la vitesse, nous quittons la piste balisée et dévalons, avec une visibilité quasi-nulle, une pente abrupte truffée d’obstacles. Certains passagers se rendent compte que la voiture est très fragile, mais apparemment pas le conducteur, qui continue à appuyer sur le champignon !» (p. 130)
(**) Predicament: terme anglais employé par les auteurs difficilement traduisible, évoquant un problème pour lequel il est vaint de chercher une solution et avec lequel il vaut mieux apprendre à vivre
1.2/ Le rapport rapport Meadows et le club de Rome
A la base de la réflexion de Servigne et Stevens il y a le fameux « Rapport Meadows » (i.e. Les Limites à la croissance (dans un monde fini), en anglais The Limits To Growth) publié en 1972. Ce rapport, qui avait été demandé à des chercheurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT) par le Club de Rome en 1970, est à l’origine du début de la pensée écologiste et décroissante. Reposant sur un modèle informatique de type dynamique des systèmes appelé World3, il est la première étude importante soulignant les dangers pour la planète Terre et l’humanité de la croissance économique et démographique que connaît le monde. En 2008, un chercheur australien au CSIRO, Graham Turner, reprend l’une des conclusions phares de l’étude de 1972 en mettant à jour les données prévisionnelles initiales avec les données réelles constatées. Depuis, les données concernant l’évolution des grandes tendances du monde (stock de ressource naturelles, nourriture par habitant, production global, population etc…) sont régulièrement mis-à-jour par ses équipes, et l’on constate que la modélisation de 1972 s’avère particulièrement juste (voir courbes ci-après).
Pablo Servigne et Raphaël Stevens partent de ce constat pour démarrer leur réflexion. Si l’on prolonge les courbes prévues par l’équipe des Meadows en 1972 – ces mêmes courbes qui s’avèrent globalement exactes depuis quarante cinq ans – on arrive à écroulement général entre 2020 et 2030.
1.3/ Ces exponentielles qui font flipper
Un autre argument « massue » qui permet à Servigne et Stevens d’anticiper un effondrement prochain de notre société, c’est l’évolution exponentielle de l’ensemble des variables socio-économiques ou de notre « système Terre ». Dans la foulée du rapport fourni au Club de Rome, ils mettent en évidence ce paradoxe simple mais mathématique: peut-on raisonnablement espérer avoir une société à croissance infinie dans un monde fini ?
Il est vrai que mise bout-à-bout, toutes ces courbes de tendance donnent le tournis… (voir graphiques ci-dessous):
Constatant que le moteur principal de notre civilisation industrielle est l’abondance d’énergie bon marché via la ressource pétrolière, les auteurs analysent aussi le « pic pétrolier » mondial, qui annonce une fin prochaine du pétrole.
Ils reprennent aussi l’intéressante notion de « taux de retour énergétique » (TRE ou « Energy Returned On Energy Invested » en anglais), qui calcule la quantité d’énergie à dépenser pour extraire l’énergie. Servigne et Stevens s’inquiètent du fait que ce TRE ne fait que baisser pour l’extraction du pétrole. D’un TRE de 100:1 (c’est à dire 100 barils extraits pour 1 baril dépensé pour leur extraction) pour le pétrole américain au début du XXème siècle, on est passé à un TRE moyen de 35 pour 1 en 1990, puis à un taux estimé entre 10:1 et 20:1 au niveau mondial aujourd’hui.
Plusieurs études citées par les collapsologues montrent aussi qu’en dessous d’un certain seuil (évalué autour de 12:1), le modèle économique de l’extraction du pétrole ne sera plus viable. Cette analyse permet déjà de comprendre que quand bien même il resterait beaucoup de pétrole enfoui en réserve, la dernière goutte de pétrole ne sera jamais extraite du sol, car trop difficile d’accès et trop couteuse (en énergie) à aller chercher.
1.4/ Plus une société est complexe et interconnectée plus elle est fragile
Le dernier argument majeur avancé par Servigne et Stevens que nous évoquerons dans cet article, est celui qui se base sur une étude de M. Scheffer et al. parue en 2012 (« Anticipating critical transition »). Ce chercheur et son équipe ont étudié comment la complexité d’un réseau influe sur sa résilience et sa réponse aux perturbations. Comme le résume le schéma ci-dessous, dont les auteurs de « Comment tout peut s’effondrer » se servent pour illustrer leur propos, un système modulaire et hétérogène donne une réponse proportionnelle et linéaire aux perturbations, alors qu’un système très connecté, homogène avec des éléments interchangeables, est au départ beaucoup plus résilient face aux contraintes, avant de chuter brusquement quand les perturbations passent un certain niveau.
Servigne et Stevens reprennent cette étude à leur compte et l’applique à notre société, qui de plus en plus complexe, interconnectée et homogène, pourrait donner l’illusion d’une grande robustesse en dessous d’un seuil critique, avant de s’écrouler brutalement.
Comme nous l’avons vu dans ce premier article sur l’effondrement et la collapsologie, qui passent en revue les principaux arguments développés par Pablo Servigne et Raphaël Stevens dans leur ouvrage, il semble bien que nous ayons ici affaire à quelque chose d’un peu plus sérieux que la simple prédiction de fin du monde ou autre théorie millénariste. Les auteurs ont une formation scientifique et leur théorie est d’autant plus crédible que leur livre est étayé de centaines de références scientifiques avérées. Au delà du phénomène de « buzz » qu’elle rencontre actuellement la collapsologie mérite donc que l’on s’y intéresse.
Cet article initie une trilogie sur la collapsologie et l’effondrement. Vous pouvez retrouver le second article dédié à ce que cela implique et sur les conclusions à en tirer, et le troisième article qui aborde la critique de la collapsologie.
Pour aller plus loin sur la collapsologie:
- « Un avenir sans pétrole ? » (Conférence de Pablo Servigne)
- « Effondrement de la civilisation ? » (Interview de Pablo Servigne par Thinkerview)
- « Une dernière bière avant la fin du monde » (discussion de Pablo Servigne avec François Ruffin)
11 réponses à Collapsologie et effondrement: pourquoi c’est pas si déconnant (1/3)