L’effondrement de notre civilisation industrielle. Voilà une idée effrayante qui fait pourtant son chemin. Elle a aujourd’hui largement quitté des milieux millénaristes et survivalistes, dans lesquels elle restait jusque là cantonnée, pour gagner la communauté scientifique et les colonnes des journaux les plus sérieux. Voilà même que l’ « effondrement » est évoqué par le premier ministre Édouard Philippe lors d’un live un peu hors sol devenu célèbre avec Nicolas Hulot.
Mais est-ce pour autant crédible ? Joue-t-on seulement à se faire peur ? Doit-on (vraiment) se préparer au pire ? Comment le faire ? Ces « collapsologues » qui nos promettent la catastrophe, sont-ils les nouveaux prophètes de notre époque ? Quelles sont les limites à leur théorie ? Tentative de réponse en trois volets.
NB: La première partie de ce dossier a été publiée sous le titre « Collapsologie et effondrement: pourquoi c’est pas si déconnant »
NB: La troisième partie de ce dossier a été publiée sous le titre « Collapsologie et effondrement: pourquoi le livre de Servigne et Stevens est discutable »
Nous avons étudié dans un premier billet de blog, pourquoi la thèse de l’effondrement systémique développée par les collapsologues ne nous semble pas si farfelue, et pourquoi il nous semble intéressant de la prendre au sérieux. Examinons à présent ce que cela implique et quelles sont les conclusions à en tirer.
2.1/ Les 5 étapes de la compréhension de l’effondrement
Dans son travail, Pablo Servigne cite souvent un article de Paul Chefurka (intitulé « Gravir l’échelle de la conscience » ou en Anglais « Climbing The Ladder of Awareness« ) dans lequel l’activiste écologiste canadien détaille les étapes généralement suivies lors de la prise de conscience de la catastrophe à venir. Chacun peut alors essayer de se situer sur cette échelle et reconstituer quand et quels évènements lui ont fait franchir chacune des marches. L’idée est qu’il faut un certains temps avant d’intégrer le côté systémique du problème de notre civilisation, et qu’il faut en conséquence en tenir compte lorsque l’on aborde ces questions avec des interlocuteurs qui les découvrent.
Extrait consacré à ces étapes dans le livre de Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chappelle p.29/30 (voir section 2.3):
« Lorsqu’il s’agit de notre compréhension de la crise mondiale actuelle, chacun de nous semble s’insérer quelque part le long d’un continuum de prises de conscience qui peut être grossièrement divisé en cinq étapes :
– A l’étape 1 la personne ne semble pas avoir de problème fondamental. Et si problème il y a, c’est qu’il n’y a pas assez de ce qu’il y a déjà: croissance, emplois, salaires, développement, etc.
– A l’étape 2, on prend conscience d’un problème fondamental (au choix parmi des thèmes comme le climat, la surpopulation, le pic pétrolier, la pollution, la biodiversité, le capitalisme, le nuclaire, les inégalités, la géopolitique, les migrations, etc.). Ce « problème » accapare toute l’attention de la personne, qui croit sincèrement qu’en le « résolvant » tout redeviendra comme avant.
– A l’étape 3, il y a une prise de conscience de plusieurs problèmes majeurs. Les personnes arrivées à ce stade passent leurs temps à hiérarchiser les luttes, et à convaincre les autres de certaines priorités.
– A l’étape 4 arrive ce qui devait arriver, la personne prend conscience de l’interdépendance de tous les « problèmes » du monde. Tout devient abominablement systémique, c’est à dire insoluble par quelques individus ou « solutions » miraculeuses, et inaccessible à la politique telle qu’elle est conçue actuellement. Les gens qui arrivent à ce stade ont tendance à se retirer dans des cercles restreints de personnes aux vues similaires pour échanger des idées et approfondir leur compréhension de ce qui se passe. Ces cercles sont nécessairement petits, à la fois parce que le dialogue personnel est essentiel à cette profondeur d’exploration, et parce qu’il n’y a tout simplement pas beaucoup de gens qui sont arrivés à ce niveau de compréhension.
– Enfin, à l’étape 5, on change irrémédiablement de point de vue. Il ne s’agît plus d’un « problème » qui appelle des « solutions » mais d’un predicament (une situation inextricable qui ne sera jamais résolue, comme peut l’être la mort ou une maladie incurable), qui invite plutôt à emprunter des chemins de traverse pour apprendre à vivre avec, du mieux possible. On réalise alors que la situation englobe tous les aspects de la vie, et qu’elle nous transformera profondément. Un sentiment d’être complètement dépassé peut apparaître : à la vue d’un entourage désintéressé, d’un système-Monde bien trop inerte, et d’un système-Terre en intense souffrance. Tout ou presque est à remettre en question, ce qui est non seulement épuisant, mais peut couper d’un entourage affectif stable et rassurant. Pour ceux et celles qui parviennent au stade 5, il y a un risque réel que la dépression s’installe. »
2.2/ Quelle trajectoire pour le « système-Terre » ?
Il nous aura fallu du temps, mais nous avons fini (ou finirons) par admettre qu’il y a bien un problème planétaire systémique, et que nous sommes face à un predicament. Mais quelles marges de manœuvre – si infimes soit-elles – nous reste-il ? Que peut-on faire pour limiter les dégâts et amortir la chute ? Dans ses conférences (notamment celle consacrée à un avenir sans pétrole), Pablo Servigne propose un dessin explicatif produit par Will Steffen et son équipe de climatologues Américains, dans leur étude consacrée à la trajectoire du système-Terre dans l’anthropocène.
Dans ce dessin, la Terre, représentée par une bille, subit un effet de balancier au gré des oscillations climatiques au cour des âges (holocène). Pendant des millions d’année la Terre alternait entre les périodes glacières et inter-glacières (au fond à gauche de la perspective de l’image). Le problème mis en évidence par le dessin explicatif c’est qu’il y a des effets de seuil colossaux. Si la Terre dans son mouvement de balancier remonte plus haut que les « bords », elle sort de son cadre naturel et de sa zone de confort pour basculer « de l’autre côté ». Elle entre alors dans une zone de turbulences qui obéissent à d’autre lois climatiques moins clémentes, et surtout plus beaucoup plus chaudes (à droite de l’image). Nous sommes aujourd’hui à une sorte de croisée des chemins : soit nous minimisons les dégâts au moyen d’un drastique « pilotage du système-Terre » pour essayer de s’accrocher au « bord », soit nous continuons les émissions et la dégradations de la biosphère, et alors nous passerons définitivement le seuil planétaire pour achever de transformer notre planète en étuve (« hothouse earth »).
Ce dessin à le mérite d’être très parlant, et de bien montrer que nous avons déjà franchit des paliers irréversibles. Ce qu’il reste de l’ordre du possible, et nécessiterait pourtant des efforts colossaux et planétaires, ne permettraient jamais au mieux que de « sauver les meubles ». Effrayant.
2.3/ Développer sa résilience grâce à un cheminement intérieur
Les collapsologues sont bien conscients que toutes ces effrayantes nouvelles sont terriblement dures à digérer. Le cheminement dans la prise de conscience est long et le risque de sombrer dans la dépression et le désespoir est réel. C’est pourquoi Pablo Servigne et Raphaël Stevens, rejoints cette fois-ci par Gauthier Chapelle ingénieur et docteur en biologie, ont livré un second opus consacré à l’acceptation de l’effondrement et la façon de le vivre. Il est intitulé « Une autre fin du mode est possible: vivre l’effondrement (et non pas seulement y survivre)« .
Dans cet ouvrage ils invitent les lecteurs ayant intégré la perspective d’un effondrement proche, à un travail sur eux-même pour développer leurs facultés de résilience. En leur donnant des clés de psychologie et de sociologie, basées en partie sur leurs recherches sur l’entraide (exposées dans un livre dédié, « L’entraide, l’autre loi de la jungle« , Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, 2017), les collapsologues esquissent un chemin vers une société post-effondrement, plus apaisée et plus solidaire du fait de la nécessité de résilience. Cette collapsosophie (philosophie de l’effondrement) comme ils l’appellent, pourrait être résumée par la formule : est-il possible de transformer l’Apocalypse en « happy collapse » (un effondrement heureux) ?
Les auteurs définissent les objectifs de leur livre dans sa première partie (dans un extrait que nous reproduisons ici, p.34):
« Voilà quelques années déjà que nous avons à cœur de faire connaître les travaux scientifiques sur ce sujet [NDLR l’effondrement] au plus grand nombre. Nous n’avons perdu ni le moral, ni l’espérance, ni la raison. Nous nous rendons compte aujourd’hui que sortir du strict cadre scientifique a été pour nous d’une grande aide dans ce cheminement. Ce fut même une source de joie.
Des effondrements partiels présents ainsi que des possibles effondrements systémiques à venir sont des occasions de transformation. Nous restons convaincus qu’il est possible de comprendre, dire et vivre les catastrophes et les souffrances qu’elles engendrent sans renoncer à la joie et à la possibilité d’un avenir.
Ce livre relate nos découvertes dans les domaines de la psychologie des catastrophes mais aussi nos rencontres sur les chemins de la collapsosophie. Il s’adresse aux personnes qui veulent naviguer dans cet équilibre clair-obscur, sans renoncer à la lucidité ni au réel, mais sans renoncer non plus à un avenir possiblement joyeux, et en tous cas terrestre. »
2.4/ La vulgarisation de l’après effondrement
Dans la foulée de ces recherches et de cette littérature riche sur la collapsologie, il y a un nombre toujours plus grand de journalistes, de blogueurs, de vidéastes et de réalisateurs qui consacrent leur travail à la vulgarisation du sujet. Et cela semble véritablement nécessaire tant il est complexe et déroutant.
En voici quelques uns qui ont retenu notre attention:
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La websérie [ NEXT ] du journaliste Clément Montfort. Parrainée par Cyril Dion, [ NEXT ] est une série documentaire traitant de notre avenir proche sur cette planète : anéantissements biologiques des écosystèmes, migrations de population pour des raisons climatiques, risques de pénuries de pétrole, autrement dit une série sur les risques d’effondrement de notre civilisation. [ NEXT ] aborde aussi la résilience possible de notre société : nouveau modèles agricoles, utilisation de low-techs (technologies post-carbone ou bas carbone), modes de vies alternatifs, réorganisation des villes.
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Les numéros dédiés de la revue Socialter. La revue écologiste a consacré un riche hors série intitulé « Et si tout s’effondrait ? » en Novembre 2018 à la collapsologie (voir illustration ci-dessus), avant de revenir sur le sujet au travers de son numéro d’Avril « Fin du monde, fin du mois, même combat ?«
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La chaîne « Après l’effondrement » qui traite de l’ère post-effondrement et cherche à aborder différents thèmes pour donner une image prospective des alternatives à notre mode de vie. Elle en traite pas en soi l’effondrement sur le moment présent, mais plus les conséquences sur le long terme qu’il peut provoquer. La fin de la civilisation thermo-industrielle n’est pas la fin de la Civilisation.
Comme nous l’avons vu dans ce second article sur l’effondrement et la collapsologie, qui a tenté de traiter les conséquences et conclusions à tirer de ces recherches, le chemin possible est bien étroit, et il apparait important que l’indispensable changement de braquet civilisationnel s’accompagne aussi d’une réflexion sur l’après, ainsi que sur notre résilience tant individuelle que collective.
Cet article est venu approfondir cette trilogie sur la collapsologie et l’effondrement. Vous pouvez retrouver le premier article consacré à la crédibilité à accorder au sujet de l’effondrement, et poursuivre avec le troisième article qui aborde la critique de la collapsologie.
Aller plus loin:
- « Un avenir sans pétrole ? » (Conférence de Pablo Servigne)
- « [ NEXT ] » (websérie de Clément Montfort)
- « Après l’effondrement » (chaîne dédiée à la propective post effondrement)
22 réponses à Collapsologie et effondrement: alors du coup on fait quoi ? (2/3)