Christiane Faure est le personnage central du spectacle de Franck Lepage sur la culture. Totalement bluffé par la ferveur et la conviction de cette femme, qui fut la première directrice de l’éducation populaire au sein du ministère de l’éducation nationale en 1944, il en fait une figure mythique de l’éducation populaire, cette grande idée humaniste d’après-guerre. Tout aussi fascinés que M. Lepage, nous avons retrouvé un entretien réalisé avec la dame, initialement publié dans la revue Cassandre (Cassandre N°63, 20 Octobre 2005). Leçon de vie avec « Mademoiselle Faure ».
Le texte de cet entretien est extrait d’une retranscription du blog « Nec pluribus impar ».
Christiane Faure raconte que sa prise de conscience date de la promulgation des lois juives par l’État Français alors professeur de lettres au lycée de jeunes filles d’Oran, en Algérie. Elle se dit « choquée par la tranquillité avec lesquelles ces lois antisémites ont été acceptées et mises en œuvre par mes collègues.
« Sur un effectif d’enseignants tel que celui du grand lycée d’Oran, nous n’étions pas plus de trois professeurs à nous offusquer d’une telle mesure. »
Après le débarquement américain fin 1942, De Gaulle a abrogé les lois nationales, et elle entre dans le Gouvernement provisoire d’Alger, dans un service de René Capitant, Ministre de l’Éducation Nationale, « le service des colonies », chargé de remettre sur des pieds républicains les textes officiels.
« La « laïcité » [au sens politique du terme] imposée aux enseignants ne me convenait plus. Elle empêchait tout contact direct avec les jeunes, toute explication franche, directe, c’est à dire politique, avec la jeunesse. La Laïcité devenait une religion qui isolait comme les autres. Avec des adultes, il me semblait que le laïcisme ne jouait pas. Qu’on pourrait dire, dans un cadre d’éducation des adultes tout ce qu’on voudrait : d’où mon choix pour l’éducation populaire : cadre neuf, cadre libre, ou pourrait se développer l’esprit critique. »
« Mais la question était : qui va nous faire tout cela ? Qui va mettre en œuvre ce programme d’éducation populaire ? Des instituteurs ? Non. Des « instructeurs » recrutés dans la « culture populaire » (Théâtre, cinéma, presse, radio, livre, photographie, etc…). L’Éducation populaire ce n’était pas le livre, la philo ou la réflexion à la portée de tous, mais aider les gens à s’exprimer. Il fallait développer l’esprit critique et pour cela il fallait faire culture de tous bois. Tous les moyens d’expression étaient bons : photo, cinéma, théâtre,…tout ! »
En octobre 1944, le corps des « instructeurs spécialisés » est créé par Jean Guéhenno, directeur des mouvements de Jeunesse et de la culture populaire. Il souhaite que l’État dispose de cadres très qualifiés qui soient à la fois bons pédagogues et bons techniciens, pour assurer la formation des animateurs des mouvements et institutions de jeunesse.
Les techniques représentées dès l’origine sont :
- l’art dramatique avec Hubert Gignoux, Olivier Hussenot, André Crocq, Yves Joly, Henri Cordreaux, Jean Rouvet, Charles Antonetti, Marie Diemesch, et plus tard Jean Rodien et Jean Pierre Ronfart
- les arts plastiques avec Lucette Chesneau, Pierre Hussenot, Jean François, et plus tard Lucien Lautrec, et Gilles Duché qui se spécialisera dans les décors et costumes de théâtre qu’il fera exécuter dans un grand nombre de stages de réalisation de théâtre
- la musique, avec César Geoffray, puis William Lemit, (essentiellement le chant choral), André Verchali, Raphaël Passaquet, Jean Pesneau
- La danse folklorique avec Thérèse Paleau, Pierre Goron et Pierre Panis
- le cinéma avec Marcel Cochin, Jean Le Landais, puis Marcel Deherpe, Jean Pauty
- l’initiation à l’éducation populaire (techniques de débats, de cercles d’études, de visites dirigées, etc.) avec Mlle Nicole Lefort des Ylouses, ou à la pédagogie nouvelle avec Anne Jacques
- La radio, avec Robert Barthès
- Les travaux manuels éducatifs avec Albert Boeckhotdt
- Les arts et traditions populaires avec Mme Marinette Journoud- Aristow.
Ce secteur est à l’origine dirigé par M. Bayen, avec le concours de Christiane Faure et Jean Blanzat. Sous leur direction, Hubert Gignoux était responsable de la coordination des activités des instructeurs d’art dramatique. Après une lutte d’influence entre gaullistes et communistes, la direction de l’éducation populaire est finalement « fusionnée pour mesure d’économie publique » avec la direction de l’éducation physique et des activités sportives, pour donner naissance à une « direction générale de la jeunesse et des sports ».
La période Algérienne
Christiane Faure décide de quitter la métropole et de retourner en Algérie en juillet 1946, là où l’éducation populaire n’est pas rattachée aux sports, avec pour tâche de créer une maison de la culture à Blida, où elle fera venir artistes et intellectuels comme Roblès (né à Oran NDLR) ou Camus (né à Mondovi-ALgérie NDLR).
« On allait animer les foyers ruraux avec du cinéma et des débats. On faisait tout. On nous prenait pour des communistes. Les événements n’ont pas tardé à se profiler. Je me rappelle d’un général commandant la région qui me dit : Mlle Faure je vous attendais. J’ai eu l’idée de rédiger un volume à la gloire des combattants français et de leur héroïsme. Je lui réponds que c’est une idée stupide et que l’héroïsme des combattants d’en face est au moins égal. Il a failli s’étrangler et m’a demandé si j’étais communiste. Je l’ai calmé et je lui ai proposé de monter un stage de dessin avec 70 bidasses. Il n’en voyait absolument pas l’intérêt. On est allé avec les gosses et les jeunes du pays dessiner la faune et la flore des hauts plateaux. L’exposition qui en a résulté était formidable. La grande différence entre l’éducation populaire et le sport, c’est que le sport c’est facile : vous remplissez un stade avec le moindre match de foot, et en plus vous gagnez de l’argent ! Mais l’éducation populaire était toujours suspecte. Je me rappelle des plus grandes difficultés que nous avons eu en proposant aux militaires un stage pour leur apprendre à peindre sur la soie de leur grande écharpe. »
« J’ai accepté que les Arabes jouent en arabe (notamment à la maison des jeunes que dirigeait Jean Nehr). Le général m’avait demandé pourquoi, et je lui avais répondu : « parce que j’ai comme travail d’aider les jeunes à s’exprimer ». »
« J’avais un instructeur arabe, Mr Katli, à la Maison des Jeunes de Mostaganem. »
« La troupe de Katli jouait au théâtre municipal, et le soir à la MJC. Il y avait eu un beau scandale parce que l’une des répliques était « celui qui a désappris de mourir est libre ». C’était monté jusqu’au commandant de la place et j’avais du m’expliquer : on s’étonnait que mon service présente des troupes arabes, dans lesquelles jouaient aussi bien le boulanger que le coiffeur local. Pourtant, j’ai toujours défendu le fait que l’éducation populaire était d’abord à base d’action artistique. Je faisais de l’art, et j’étais à mille lieues des Centres sociaux, de leur démarche, et de leurs affiches : « comment empêcher la diarrhée », etc. »
« Charles Hagues était un inspecteur principal jeunesse qui avait finalement pris la tête des centres sociaux musulmans en Algérie. Ils leur apprenaient à lire et à signer. J’ai refusé de m’occuper des centres sociaux. Cinq inspecteurs ont été tués par l’OAS. »
« Je voulais une démarche artistique la plus exigeante. Vélasquez disait à propos des tableaux : « aux Marthe, je préfère les Marie ». Les spectacles présentés par des instructeurs comme Henri Cordreaux qui m’ont rejoint en Algérie, ou Mr Desoughes n’avaient rien à envier à ceux de la Comédie Française. C’était absolument étonnant. De ce fait les Instructeurs Dramatiques Spécialisés jouissaient d’une très grande indépendance pédagogique et politique, parce qu’on ne pouvait pas douter de leur qualité. » (Contrairement à leurs collègues métropolitains, ils avaient le droit de faire partie de troupes de théâtre en dehors de leurs activités éducatives NDLR)
« Mr Desoughes avait monté sur l’esplanade du fort de Mers El Khébir une « Dévotion à la croix » dans la traduction de Camus, d’une incroyable intensité, devant un public espagnol en grande partie (il y avait une très importante communauté espagnole à Oran NDLR). De même pour monter « l’Espagnol Courageux » de Roblès, il était allé chercher des chevaux dans le sud. Le spectacle était précédé d’une visite d’Oran, où Roblès avait montré l’Espagne en Oranie aux autorités, à travers l’architecture, etc. »
« Il y avait une très grande liberté car tout le monde travaillait dans le même but, et avait une même ardeur : celle de l’amour du théâtre et de l’éducation populaire. J’ai des souvenirs éblouissants de spectacles comme « Barouffe à Chioggia », sur le port de Mers El Kébir, avec toute la population ! »
« Nous avons même réalisé un montage sur le tabac !!! Pour un spectacle sur Moby Dick de Melville, nous avions fait venir de Suède un des premiers magnétophones dignes de ce nom (les « Tandberg » ont longtemps été le matériel fétiche des CTP, NDLR), et pour avoir le bruit de la mer nous avons cherché toute une nuit, nous avons finalement fait glisser du manioc sur une plaque de four ! Tout cela était neuf, ça n’était pas « usé », vous comprenez ? Un autre jour j’avais fait deux cents kilomètres dans le désert pour aller faire une lecture du « vieil homme et la mer ». J’arrive, ils avaient tendu un écran et installé des gradins. Ils croyaient que ce serait du cinéma. Eh bien je leur ai dit : non, ce ne sera pas du cinéma, ce sera un livre. Et j’ai commencé à lire avec mon instructeur. On se partageait les rôles. Tout le monde est resté. Au bout de deux heures, applaudissements. C’était cela, monsieur, l’éducation populaire! »
– Question : Mais, Mlle Faure, pourquoi vous, inspectrice, réalisiez vous vous-même de telles tâches, normalement du ressort des instructeurs ?
« Mais… Mais monsieur…mais l’ardeur, ça compte, l’ardeur ? Non ? »
« J’ai présenté « La chute » de Camus, après sa mort, dans une version qui a beaucoup dérangé : tout le monde voulait que ce soit catholique ! J’ai présenté des soirées sur René Char, à Oran, où je lisais les poèmes dans le grand théâtre d’Oran. J’ai présenté Van Gogh à partir de ses « lettres à Théo ». J’ai présenté une lecture de Rimbaud, dans la pléiade, toute une nuit. Ça n’avait pas tellement plu aux catholiques. Je me rappelle d’une soirée débat après une projection du cuirassé Potemkine, où je m’étais empoignée avec des jeunes communistes trop naïvement enthousiastes. C’était l’esprit critique qui comptait. A un moment, j’ai eu quatre instructeurs, notamment en photo, et en arts plastiques, dont Jacques Schmitt qui avait reçu un premier prix de costumes » (et qui est venu faire des merveilles à Voiron à l’occasion du départ en retraite de Jean Rodien NDLR).
« Je me rappelle avoir dit à ce jeune instructeur qui n’avait pas fait ses preuves : « je ne vous permettrai ni Molière, ni Racine, ni Marivaux ! » « Pour le Marivaux que nous avions monté avec Cordreaux, c’était un jeune homme encore inconnu qui s’appelait Yves Saint Laurent (né à Oran NDLR) qui nous avait fait les costumes ! Il m’a toujours semblé que la dimension artistique était la bonne à Jeunesse et Sports. La culture commence avec l’étude de la forme. Mais pas à la manière de Jeanne Laurent, (Directrice des arts et lettres, dans le même ministère de l’éducation nationale NDLR) tout droit sortie de la cuisse de Jupiter ! Chez nous il s’agissait d’ouvrir au beau et à la discussion. »
« Et puis nous avons été obligés de partir. »
Le retour en métropole
« Rentrée en France, mon désappointement a été sans limites. Quelle différence ! D’abord la jeunesse était collée aux sports. L’ambiance n’avait plus rien à voir. J’étais dégoûtée. Je m’étais permis de demander à Herzog « que va devenir l’éducation populaire dans tout cela ? ». »
« Rapatriée d’Algérie, et ne voulant plus travailler à Jeunesse et Sports tel que cela fonctionnait en France, je me suis tournée vers Pierre Moinot. J’avais écrit à Malraux, à propos de la Jeunesse et des Sports : « N’oubliez pas qu’il y a là-bas (à J&S) les instructeurs ». Que pouvais-je faire à « Jeunesse et Sports » ? Je n’ai jamais aimé la jonction « Jeunesse » et « Sports ». Rentrée d’Algérie où les deux concepts n’étaient pas liés, je suis allée trouver Pierre Moinot pour lui proposer mes services dans la construction des Maisons de la culture. Tout le monde nourrissait alors un véritable culte pour mon beau-frère Albert Camus, qui avait défendu l’idée de Maisons de la Culture, lesquelles, pour finir, sont devenues des théâtres ! C’était une période communisante. J’avais dit à l’un de mes instructeurs en Algérie : « Vous ne pensez pas si vous pensez tous la même chose ». Tout le monde jouait du Brecht dans ces Maisons de la Culture. »
« C’est au cours d’une nuit d’enthousiasme fébrile qu’à trois, avec Robert Brichet et Pierre Moinot, fut accouchée en 1959 la célèbre formule définissant la mission du nouveau ministère des Affaires culturelles : « Donner au plus grand nombre, et d’abord aux Français…etc. ». Mon séjour au ministère des affaires culturelles a duré deux semaines ! Pierre Moinot m’a conseillé de retourner à Jeunesse et Sports, devant le manque d’argent et l’incertitude liée à l’avenir d’un tel ministère. Je suis donc retournée vers Brichet, et j’ai travaillé là jusqu’en 1972. »
« Et puis est arrivé le moment ou les directeurs étaient politisés… Au service d’une politique. Tout a changé. Après le traumatisme de 68. Le ministre Comiti avait même chargé un de ses subordonnés de nous demander de rédiger des fiches sur chacun de nos employés ! Nous avons mis notre démission dans la balance. Robert Brichet qui était un vrai démocrate aurait du devenir directeur de la jeunesse. Il n’a pas été nommé, contre toute attente. »
« Je suis partie à la retraite en 1972. »
Une réponse à « C’était ça, Monsieur, l’éducation populaire! », entretien avec Mademoiselle Faure