Dans un interview accordé aux Inrocks, à l’occasion de la sortie de son livre « Le prix de l’inégalité« , le prix Nobel d’économie revient sur la situation économique actuelle. Selon lui l’augmentation des inégalités génère une baisse de la demande généralisée qui est l’une des principales cause des déséquilibres économiques que nous traversons. D’autre part, la collusion entre le lobby financier et le pouvoir politiques qui se mettent au service des « 1% », aux États-Unis comme en Europe, ne pousse guère à l’optimisme.
Notre système économique, financier et politique est à bout de souffle. Quelles sont les principales raisons de ce grave dysfonctionnement ?
Joseph E. Stiglitz – Un des points sur lesquels j’insiste dans mon dernier ouvrage, Le Prix de l’inégalité, c’est l’imbrication entre le système financier et le système politique américains. On a laissé se développer des inégalités économiques béantes, qui ont amené à l’inégalité politique, qui fait que ceux du sommet de la pyramide dirigent et contrôlent tout, ce qui amène à encore plus d’inégalités ! C’est un immense cercle vicieux.
On a ainsi assisté ces trente dernières années aux États-Unis à un très étrange phénomène : les inégalités se sont creusées et les gouvernements en ont fait de moins en moins pour les corriger !
Votre vision critique du système américain s’applique-t-elle à tout l’Occident, voire au monde entier ?
Les forces du marché sont globales, mais ses effets diffèrent selon les pays. Les situations dépendent en partie des politiques menées localement. Il y a un aspect optimiste à ce constat, c’est que les inégalités peuvent être combattues par un changement de politique. Le Brésil en est un bon exemple : l’action du président Lula a réduit les inégalités, même si tout n’est pas parfait. L’aspect pessimiste, c’est que le type de cercle vicieux entre politique et finance tel qu’on l’observe aux États-Unis rend le changement politique très ardu – l’économie y est modelée par la politique mais la politique y est modelée par les puissances économiques et financières.
Vous utilisez une formule très parlante sur l’état de nos démocraties rongées par la finance : le principe “1 habitant-1 vote” a été remplacé par le principe “1 dollar-1 vote”…
Cela illustre la thèse principale de mon livre : nous payons nos inégalités au prix fort. Tendre vers plus d’égalité, c’est bien sûr une question de morale, d’éthique, de justice, mais pas seulement. Les inégalités affaiblissent l’économie, dégradent la démocratie, fracturent la société. Les banques qui pratiquent le crédit prédateur ou spéculent sur des actifs pourris, les dirigeants qui touchent de gigantesques bonus, les entreprises qui s’assurent des situations de monopole, tout cela distord l’économie et met en péril la cohésion sociale. Quand le contrat social se rompt, on ne peut plus obtenir les investissements publics nécessaires dans l’éducation, les infrastructures… Quand l’argent est siphonné vers le haut de la pyramide, la demande diminue parce qu’il y a davantage de pauvres et que les riches ne dépensent pas toute leur fortune. La faiblesse de la demande est la principale cause de la faiblesse de l’économie actuelle.
Vous montrez bien comment le “1 %” du sommet a convaincu le reste de la société que ses intérêts particuliers coïncidaient avec l’intérêt général, ce qui est faux…
C’est un des aspects les plus saisissants de la situation actuelle, notamment aux États-Unis. Comment est-il possible que, dans une démocratie, les richesses ne profitent pas à la majorité des citoyens mais au 1 % du sommet ? Premièrement, tout est fait pour décourager les citoyens d’aller voter. Deuxièmement, on persuade ceux qui votent de voter pour quelque chose qui n’est plus vrai. Ceux qui sont au sommet excellent dans cet exercice, et pour cela, ils ont l’argent, les médias, le savoir-faire psychologique qui s’appelle aussi le marketing… Mon ouvrage tente de démonter toutes ces idées fausses, comme par exemple la croyance que les États-Unis sont le pays de la possibilité de réussir. C’était peut-être vrai jadis, mais ça ne l’est plus depuis trente ans. Ou l’idée que lutter contre les inégalités coûterait très cher à la société. Je démontre qu’au contraire la société et l’économie se porteraient mieux.
Le 1 % s’enrichit en détruisant l’économie, la société, la démocratie. Mais si la société s’effondre, les ultrariches s’effondreront avec, comme sur le Titanic. Pourquoi le 1 % ne réalise-t-il pas que l’intérêt général est aussi son intérêt à long terme ?
Vous évoquez là le concept d’intérêt bien entendu. C’est Tocqueville qui l’a élaboré dans son livre De la démocratie en Amérique, où il notait que cet intérêt bien entendu qui profite aussi bien à la collectivité qu’aux plus riches était le génie de l’Amérique. Mais nous l’avons perdu. Cependant, des gens faisant partie du 1 %, comme Warren Buffett ou George Soros, sont conscients de ces problèmes et tentent d’agir, comme quand Buffett a déclaré qu’il trouverait normal que l’on augmente significativement ses impôts. Malheureusement, la majorité des 1 % ne voit que ses intérêts à court terme. En France, vous venez de connaître un exemple frappant de ces ultrariches qui privilégient leur intérêt individuel à l’intérêt général (Stiglitz fait allusion à la demande de nationalité belge de Bernard Arnault – ndlr).
Notre Président, François Hollande, qui avait mené campagne contre la finance égoïste, vient d’annoncer aux Français deux années d’austérité. Qu’en pensez-vous ?
C’est très déconcertant, d’autant que l’austérité va détériorer encore plus l’économie française. Merkel, Hollande et d’autres dirigeants européens disent “l’austérité n’est qu’un volet, l’autre, c’est la croissance”. Beau discours, mais qui n’est pas du tout suivi par les actes. Le volet européen de croissance est très marginal et l’austérité massive va la tuer dans l’oeuf. On a l’impression qu’ils craignent les réactions des marchés, comme quand Clinton est arrivé au pouvoir. Malgré tout, Clinton avait su convaincre les marchés qu’en période de récession il fallait accepter les déficits et être fiscalement responsable, le temps de retrouver de la croissance puis des surplus budgétaires.
Comment expliquez-vous que Barack Obama n’ait pas su être à la hauteur de ses promesses ?
Depuis deux ans, il fait face à un Congrès majoritairement républicain, mais ça n’explique pas tout. Comme Clinton, Obama a été intimidé par les marchés mais les a moins bien gérés. Les marchés lui ont dit : “Gardez les choses en l’état, ne faites rien. Donnez-nous tant de milliards de dollars, nous allons nous stabiliser et l’économie reprendra. Et puis choisissez comme conseillers économiques des gens en qui nous pouvons avoir confiance.” C’est-à-dire des hauts responsables financiers qui ont créé la crise ! N’importe quelle personne sensée aurait pensé que c’était là une option absurde, mais pas lui. Je pense qu’au fond de lui-même, Obama est d’un tempérament conservateur. Il se dit : ne secouons pas le navire, restons dans la continuité des choses”.
Mais le navire est déjà très secoué par la crise, il est peut-être même en train de couler ?
C’est la grande erreur d’Obama : s’être entouré de gens qui ont euxmêmes secoué le navire, en spéculant, en prenant des risques énormes avec l’argent des ménages, en inventant des produits financiers incompréhensibles, etc. Ces financiers ont dit à Obama : “Faites-nous confiance, on va réparer les dégâts.” Évidemment, ils n’ont rien réparé et ont aggravé les problèmes.
Si Obama est réélu, si les démocrates redeviennent majoritaires au Congrès, n’aura-t-il pas la voie grande ouverte pour réformer ?
Je l’espère, mais les probabilités sont faibles. Deux raisons à cela. La première, comme je l’ai dit, c’est sa personnalité prudente, son manque d’audace. En matière de santé, il a amélioré les choses mais n’a pas osé bouleverser notre système en créant une vraie sécurité sociale. La seconde raison, c’est le Congrès. Les liens entre sénateurs, représentants et lobbies financiers sont encore plus problématiques qu’à la Maison Blanche. Même une majorité démocrate ne garantirait pas que les décisions que pourrait prendre Obama pour réduire les inégalités seraient suivies d’effets. Le choix de l’élection présidentielle est quand même clair : soit un grand pas en arrière avec Romney, soit un minime pas en avant avec Obama. Mais je crains que le futur des États-Unis aboutisse à une société improductive, fondée sur une économie duale, où de plus en plus de gens seront marginalisés, aliénés, où seule une petite minorité vivra confortablement. Ce scénario est déjà en germe, il suffit de se balader pour le constater. Je donne une statistique parlante dans le livre : le salaire moyen d’un facteur est aujourd’hui plus bas qu’en 1968 !
Si vous étiez président des États-Unis, quelles seraient vos actions prioritaires ?
D’abord, réformer le système éducatif de façon à retrouver l’égalité des chances. Ensuite, réinstaurer des règles éthiques pour les banques et pour les dirigeants de multinationales. Réorienter toute notre législation en fonction de ce qui sert les 99 % et non les 1 %. Je suis partisan de laisser libres d’agir des adultes consentants, à condition que l’équité d’information de chacun soit garantie. Mais quand il y a exploitation de l’ignorance de l’autre, non. Quand les banques vendent en connaissance de cause des produits risqués à des clients ignorants, quand se produisent des scandales comme celui du Libor, ce n’est pas acceptable. Ma troisième priorité serait de créer un véritable système d’imposition progressif. Comment une démocratie peut-elle tolérer que le taux réel d’imposition des plus riches soit seulement de 15 % ? Romney paie 13 % d’impôt sur ses revenus déclarés, alors que chacun sait que la plus grosse part de sa fortune est déposée aux îles Caïmans ! Comment une démocratie peut-elle accepter qu’un fraudeur fiscal de cette ampleur puisse se présenter à l’élection présidentielle ? Et Romney n’est pas gêné du tout, ne présente aucune excuse. C’est incroyable !
Et si vous étiez Merkel ou Hollande, que feriez-vous pour la zone euro ?
Déjà, vous êtes en meilleure position que les États-Unis parce que vous avez de bons systèmes de santé et de protection sociale. Le plus gros problème de la zone euro, ce sont ses règles ! Chaque pays peut garder ses particularités culturelles, mais il faudrait tendre vers un fédéralisme économique, fiscal et financier tout en conservant votre modèle social.
Si l’Europe faisait cela, vous pourriez ensuite définir une stratégie de croissance commune. De plus, ce fédéralisme empêcherait la spéculation des marchés contre tel ou tel pays. Mais je crains que les courants libéraux l’emportent et que l’Europe tende plutôt vers le modèle américain que vers le modèle scandinave. La situation de l’Allemagne n’est pas aussi florissante qu’on le dit. On met souvent en avant les statistiques allemandes, le PIB allemand, mais on parle moins de la condition du travailleur moyen qui n’est pas si reluisante. Oublions un peu le PIB et observons les conditions de vie de la majorité des citoyens, car un système économique qui ne profite qu’à la minorité au sommet est pour moi un échec.
Comment faire remonter vos analyses jusqu’au pouvoir politique et les transformer en actes ?
Certains conseillers d’Obama lisent nos ouvrages, comme Alan Kruger, chef de son conseil économique. Il existe des voix qui relaient nos idées, mais le système politico-financier en place est très lourd à bouger.
À un certain point d’inégalités et de souffrances, croyez-vous à un développement de mouvements comme Occupy Wall Street et à un soulèvement du peuple américain ?
Si on regarde l’histoire des États-Unis, on constate plutôt une passivité relative du peuple américain. Je crois plutôt, hélas, au scénario d’une société duale, avec une majorité appauvrie et aliénée. Et ce que je crains dans cette hypothèse, c’est l’apparition de démagogues qui pourront dire à juste titre “le système ne fonctionne plus, votez pour moi”. On le voit déjà avec le Tea Party. Une de leurs analyses dit “Bush et Obama ont donné des milliards aux banques, coupables de la crise. Les présidents ne nous protègent donc pas. L’État est une partie du problème !” Ils oublient que ce serait encore bien pire s’il n’y avait plus d’État. Une civilisation a besoin de règles, d’une puissance publique. S’il n’y avait pas de code de la route, chacun aurait la liberté de tuer l’autre en roulant vite et n’importe comment. Les feux rouges rendent le trafic plus efficace et plus sûr pour tout le monde.