Lundi, dans une tribune dans le Monde, l’économiste français Jacques Sapir a lancé un appel au retour aux monnaies nationales pour sortir l’Europe de la crise. Un diagnostic sans appel sur l’échec de la zone euro et de ses politiques, qu’il a déjà largement développé dans un article fleuve au mois de Juin: « Pour l’Euro, l’heure du bilan a sonné« . Nous reproduisons ci-dessous les principales conclusions de ce plaidoyer pour une révision du diagnostic de la crise, et pour que les états européens prennent enfin conscience de la nécessité de renoncer à cette monnaie unique qui aujourd’hui les enfoncent.
NB: Nous ne reproduisons ci-après que les conclusions de l’article de 30 pages de Mr Sapir. L’ensemble des éléments qui étayent la démonstration (chiffres, graphes et arguments) sont à retrouver dans la version originale. Celle-ci est accessible en ligne en entier sur le site de la Fondation maison des Sciences de l’Homme (FMSH) ou sur Pandora Vox.
[Jacques Sapir, Pour l’Euro, l’heure du bilan a sonné : Quinze leçons et six conclusions, FMSH-WP-2012-12, juin 2012].
Jacques Sapir détaille dans son article comment la crise de liquidités et la crise de la dette sont issues d’une crise de compétitivité de la zone Euro. Celle-ci est largement due à l’hétérogénéité économique des pays de la zone Euro, ne permettant pas une politique monétaire favorable à chacun d’entre eux.
En n’établissant pas le bon diagnostic la Banque Centrale Européenne et les gouvernements Européens ne proposent que des mauvais remèdes: au final les plans d’austérités successifs et les politiques de déflation salariales sont un retour aux politiques des années 30, sans plus de succès. Malheureusement l’application de ces plans de rigueur – avec toutes leurs conséquences – ne pourra se faire qu’en mentant aux peuples et en établissant une sorte de dictature technocratique. Processus qui est déjà en cours.
Faute d’avoir été réalisée au préalable on essaie de nous vendre que l’union politique (matérialisée par plus de fédéralisme) peut être réalisée après l’union monétaire. Mais cela ne résultera en réalité qu’en un massif transfert de pouvoir vers l’Allemagne et les technocrates de Bruxelles.
La seule solution raisonnable dans ce contexte est donc une dissolution coordonnée de la zone euro pour pouvoir rétablir notre compétitivité et réduire les écarts entre les économies Européennes en dévaluant.
Analyse de la crise de la zone Euro (par Jacques Sapir)
Leçons et constats sur les 10 ans de monnaie unique au sein d’une Europe subissant la concurrence des pays émergents:
- Si l’on applique une monnaie unique à des pays dont les structures économiques, mais aussi les dotations en facteurs de production, sont très divergentes, les écarts vont mécaniquement s’accroître dans le temps provoquant un phénomène de divergence massive.
- L’Euro impose une politique monétaire unique pour les pays de la zone. Or, tant les conjonctures économiques que les déterminants structurels de l’inflation (comme les problèmes de répartition des revenus mais aussi la présence de chaînes logistiques plus ou moins sensibles à des hausses de prix susceptibles de se reporter de proche en proche) impliquent que les pays ont des taux d’inflation structurelle différents.
- L’endettement a été rendu possible par la « bulle » sur les taux lors des premières années de l’Euro. En effet, de 2000 à 2007 il n’y avait que 35 points de base (0,35%) de différence entre des pays comme l’Allemagne ou les Pays-Bas et des pays comme la Grèce, le Portugal, l’Espagne et l’Irlande.
- La bulle d’endettement a été encouragée par la BCE qui non seulement n’a rien fait contre ce qui était une situation profondément malsaine, mais s’est même réjouie de la situation et cela sans voir que cette situation impliquait une accumulation des dettes extrêmement inquiétante dans de nombreux pays et le déclenchement de bulles immobilières en Espagne et en Irlande.
- La crise de la dette est donc fille de la crise de compétitivité et non l’inverse. Sans l’accroissement de la dette, dette des ménages ou dette publique, la zone Euro – qui a déjà eu le taux de croissance le plus faible de l’OCDE de 2000 à 2007 – aurait connu une stagnation dramatique dans ces années.
- Le déficit budgétaire a été chronique dans notre pays depuis environ 20 ans. Cela n’a pourtant pas empêché le chômage d’être à un niveau particulièrement haut et l’emploi industriel de baisser plus vite que dans les pays voisins qui, eux, ne se privèrent pas de dévaluer pour restaurer leur compétitivité (Italie, Grande-Bretagne).
- On voit bien désormais que la crise de compétitivité détermine la possibilité – ou non – de trouver une solution à la crise de liquidité. Ce sont les inquiétudes sur l’avenir de l’économie italienne qui ont poussé les investisseurs italiens à se détourner de l’achat des bons du Trésor, provoquant l’aggravation soudaine de la crise de liquidité.
- L’Euro engendre une crise globale qui va bien au-delà de la crise de liquidité que nous affrontons actuellement. En fait, issue de la crise de compétitivité, la crise de liquidité engendre une réaction du système financier qui, par la contrainte qu’elle exerce sur l’investissement, aggrave la crise de compétitivité. Cette crise conduit à un pourrissement de la situation des appareils productifs, dont il importe de sortir au plus vite.
- Le coût pour l’économie française de la monnaie unique a été particulièrement élevé, qu’on l’estime en croissance « perdue » (différence entre la croissance notionnelle et la croissance réelle) ou qu’on le mesure en termes de déficit public et des comptes sociaux.
- L’Euro est la véritable cause de la désindustrialisation française qui aujourd’hui prend une tournure véritablement dramatique mais qui s’inscrit dans une perspective historique d’au moins deux décennies. Il faut savoir de plus qu’à tout emploi industriel perdu correspond entre 0,8 et 1,5 emplois non industriels associés. Les plans sociaux qui s’annoncent aujourd’hui ne sont que le début d’une vague qui risque de tout emporter.
- Le pari du fédéralisme est une impasse politique dans la mesure où ce « fédéralisme » aboutirait au transfert massif du pouvoir politique vers l’Allemagne. La règle politique qui veut que qui dispose des fonds finit par décider s’imposerait en quelques années.
- Ce plan ne fait que refléter, et consolider, la vision « disciplinaire » ou « punitive » d’un fédéralisme budgétaire qui est celle de l’Allemagne. Il n’y a nul fédéralisme dans ce plan mais le camouflage de la position allemande sous les couleurs d’un soit disant fédéralisme.
- Par ailleurs, un fédéralisme réel ne serait possible qu’à la condition d’être cohérent économiquement. Il faudrait donc pouvoir adosser le fédéralisme budgétaire au fédéralisme fiscal et social et prévoir d’emblée des flux de transferts importants.
- Contraints par la même monnaie, liés par des mesures budgétaires qui ne tiendraient aucun compte de la situation réelle de leurs économies, les pays de la zone Euro seraient contraints soit d’accepter le pouvoir d’un seul soit d’entrer dans des conflits des plus en plus violents.
- Une dévaluation, apparaît comme une solution préférable à l’entrée dans un cycle de déflation salariale. Elle aurait un effet bien plus fort et bien plus rapide. La relative inefficacité des politiques de déflation salariale par rapport aux dévaluations trouve ses racines dans les rigidités, de court et de long terme, des prix. Les économistes commencent à reconnaître, depuis maintenant près de vingt ans, l’importance de ce phénomène.
- Une politique de hausses salariales différenciées ne résoudrait pas les problèmes de différences de structures tant économiques que démographiques ou sociales entre les pays de la zone Euro, sauf à être pérennisée. Mais, pour qu’une telle pérennisation soit possible, il faut que les pays où les coûts salariaux sont plus élevés ou qui ont des besoins structurels en croissance ou en inflation plus élevés, puissent dévaluer régulièrement. La politique d’inflation salariale asymétrique qui est présentée comme une solution dans un cadre fédéral se révèle donc elle aussi parfaitement illusoire.
- Il est donc urgent de prendre conscience que la crise de l’Euro est globale, même si elle se décline en crises de compétitivité et crise de liquidité, même si elle frappe de manière différente – en fonction des politiques mais aussi des situations de départ elles-mêmes différentes – les pays.
- Si l’on veut faire appliquer dans toute leur rigueur et dans toutes leurs conséquences les politiques censées « sauver l’Euro », alors il faudra, de gré ou de force, retirer le pouvoir et la souveraineté des mains du peuple. Il faudra mettre en place une dictature technocratique dans ces pays et, cette logique est inévitable, cette dictature étant sourde aux intérêts différents et divergents qui naturellement existent, il faudra immanquablement que cette dictature se transforme en Tyrannie.
- Même si nous passons – volontairement – sous silence le fait qu’une telle politique de rigueur et de déflation salariale constituerait un total reniement des promesses faites pendant la campagne de François Hollande, il y a gros à parier que la situation sociale serait très détériorée et que des émeutes pourraient survenir de manière régulière dans un certain nombre de banlieues, en France ou ailleurs.
- La modification de la répartition des revenus, dans un contexte récessif comme on le connaît désormais en Europe, ajouterait la crise à la crise et ferait exploser les niveaux de chômage à relativement court terme.
Conclusions et préconisations (par Jacques Sapir)
Conclusions à tirer de la précédente analyse et le plan d’action à mener:
- La zone Euro était donc structurellement viciée à partir du moment où elle se faisait sur des pays aux structures économiques trop différentes et où elle ne s’accompagnait pas de la mise en commun d’un budget important pour assurer de manière permanente des subventions aux pays les moins performants. Elle a de plus accru les écarts de performances économiques entre les pays et étouffé les économies les plus faibles en raison du ralentissement de la croissance engendré par la politique malthusienne de la Banque Centrale Européenne et le taux de change qui a été, à partir de 2002, très largement surévalué.
- Devant l’aggravation de la crise et les interconnections entre la crise de compétitivité, la crise de solvabilité et la crise de liquidité, les gouvernements et la BCE s’épuisent à colmater les brèches. Mais, l’efficacité et la durée de l’effet de ces politiques déclinent rapidement.
- Ce processus signifie que la fin de l’Euro est en réalité actée par les agents financiers. Il traduit la conscience de plus en plus grande des acteurs du risque d’autonomie de la politique monétaire nationale. Or, ce risque ne peut provenir QUE de la fin de la zone euro.
- Les politiques mises en œuvre, soi-disant pour « sauver » l’Euro, ont des conséquences désastreuses. Ces politiques de déflation salariale sont désormais appliquées systématiquement dès qu’un pays donne des signes de faiblesse. Mais ces politiques ne font qu’empirer la crise et provoquent une accélération de la crise de liquidité en particulier.
- Il importe donc de convaincre nos partenaires de dissoudre au plus vite la zone Euro, et de la dissoudre totalement pour que toutes les dettes soient immédiatement re-dénominées en monnaies nationales. Cette dissolution devrait être une décision commune. Elle ne laisserait pas subsister de monnaie appelée « Euro » afin de couper court à toute contestation juridique sur la re-dénomination des dettes tant publiques que privées.
- Si l’Euro est aujourd’hui condamné, à la fois du fait de ses impacts de long terme et de celui de la crise de liquidité actuelle, il importe néanmoins de préserver les principes d’une coordination monétaire avec les pays qui seraient prêts à y souscrire. La solution optimale serait le passage d’un Euro « monnaie unique » à un Euro « monnaie commune ».
3 réponses à 08/09/2012 – L’économiste Jacques Sapir appelle à dissoudre la zone euro pour sortir de la crise