En Avril, Pandora Vox a visité à Moscou le musée du Goulag (Музей ГУЛАГа). L’occasion de se plonger en profondeur dans le fonctionnement de cette terrible institution de l’ère soviétique, qui soufre d’un manque d’information patent et d’un amalgame souvent trompeur avec les camps nazis.
Morceaux de vies brisées
Le musée du Goulag de Moscou est produit par l’Association russe Memorial dont le but est de prévenir le retour du totalitarisme, de faire la vérité sur les exactions passées et de recenser les victimes.
Au travers de multiples témoignages sous différentes formes: lettres de prisonniers, biographies, récits de proches, journal de gardiens… le musée raconte les vies et les familles brisées par le régime soviétique. Depuis la mer Blanche où 60 000 prisonniers des goulags ont construit un inutile canal – car trop peu profond – vers la mer Baltique, jusqu’aux fins fonds de la Sibérie où les autorité se sont obstinées à construire une improbable ligne de chemin de fer entre le lac Baïkal et le fleuve Amour (le tristement célèbre Magistrale Baïkal-Amour), ce sont au total plus de 500 camps à travers tout le pays qui ont détenu des prisonniers par centaines de milliers.
On apprend que l’on pouvait vraiment être envoyé au goulag pour n’importe quelle raison: subversion, désobéissance à l’idéologie, dénonciation arbitraire etc… mais aussi rancœur personnelle, relation avec une personne dénoncée, suspicion de grève de zèle… la liste est infinie. Prisonniers de droit commun et prisonniers politiques se côtoyaient dans des camps aux conditions de vie absolument abominables.
On trouve par exemple au musée le récit d’un acteur célèbre de l’époque qui s’est retrouvé emprisonné pour suspicion d’espionnage car il avait parlé à un diplomate Américain dans un train. Après des années de « purge », marqué à vie, il a continué sa carrière en incarnant principalement – ironie de l’histoire – des rôles de tortionnaires. Une vitrine raconte aussi l’histoire d’une femme envoyée avec sa petite fille bébé qui ne sera libérée que lorsqu’elle aura 6 ans. Celle-ci n’ayant alors connu d’autre existence que l’enfer du goulag.
Parmi les personnalités célèbres, l’économiste Nicolaï Kondratiev a aussi été un prisonnier des goulags. Staline ayant très peu goûté sa théorie sur les cycles économiques du capitalisme, il fait l’objet en 1930 d’un procès truqué pour conspiration qui lui a valu d’intégrer les camps de travail jusqu’à son exécution 7 ans plus tard.
Le père du programme spatial russe, le célèbre Sergueï Korolev, a lui aussi purgé sa peine au goulag avant ses exploits qui le rendirent mondialement célèbre lors du vol de Gagarine dans l’espace au début des années soixante. En 1937, pendant la période des purges staliniennes qui déciment l’armée et les cadres du régime, il est arrêté parce qu’il a été patronné par le maréchal Toukhatchevski, l’une des premières victimes des purges. Dénoncé par un collègue, lui même mis en cause par de fausses accusations d’un ancien ingénieur de leur centre de recherche, Korolev est envoyé dans la Kolyma, le pire bagne du goulag soviétique. Il eut la mâchoire fracassée pendant les interrogatoires et, victime du scorbut dans le goulag, il perdit la moitié de sa dentition. Il est finalement sorti à temps du bagne en 1944 sur une grâce du chef du NKVD Lavrenti Beria, grâce à l’intervention de sa mère et du constructeur d’avions Andreï Tupolev.
Ces tragiques destins présentés dans le musée montrent à quel point la vie tenait à peu de choses dans ces périodes troubles, et combien l’arbitraire régnait en maitre. Beaucoup de scientifiques, d’artistes, d’écrivains ou de sportifs ont été déportés après avoir pourtant servi le régime. De nombreux anonymes ouvriers ou paysans ont été victimes de règlements de comptes. La paranoïa aigüe de Staline était alors devenue une maladie d’État qui poussait à éliminer tout gêneur potentiel ou supposé.
Comprendre le goulag
A la visite du musée, ce qui surprend le plus – lorsque l’on n’est pas un spécialiste du sujet – c’est que parmi les témoignages exposés on peut constater que de nombreux prisonniers sont revenus du goulag. C’est heureux, une part importante des victimes a survécu aux traitement pourtant inhumains qu’on leur faisait subir dans les camps de travail sibériens. Une constatation qui est confirmée par les chiffres. D’après l’historienne et journaliste Anne Applebaum du Washington Post, 18 millions de personnes sont passées par le Goulag sous la direction de Staline (deux millions et demi par an à la pire période), pour 50 000 à 200 000 morts par an en temps de guerre. Ce qui fait au total que sur 18 millions de prisonniers, 4,5 millions n’en revinrent jamais (« c.f. Goulag, une histoire« , Anne Applebaum) ce qui correspond à la survie d’une majorité de prisonniers.
Donc contrairement aux « camps de la mort » mis en place par les régimes dictatoriaux les plus extrêmes que l’humanité ait connu, la fonction première du goulag n’est pas d’éliminer les prisonniers. Il s’agit en réalité de les « ré-éduquer ». Et c’est ce qui fait la triste originalité du système soviétique qui étendit ensuite son modèle aux autres dictatures communistes.
Cette « fonction » du goulag a d’ailleurs évoluée au cours du temps. Au début il s’agissait de réaliser à faible coût de grands travaux, comme le canal de la mer Blanche, le chemin de fer sibérien ou extraire le minerai des mines. Seulement le régime réalise vite que les camps coûtent davantage à l’État qu’ils n’apportent de bénéfices. Cela coûte moins cher de payer des ouvriers pour travailler dans les mines et à la construction des voies ferrées, que de payer les camps de prisonniers et leurs gardiens. Si bien qu’en 1955, le Goulag perd officiellement sa fonction économique et ne se cantonne plus qu’à sa fonction répressive. Ils sont alors renommés « camps de redressement par le travail », dans une logique qui s’est exportée dans les autres dictatures communistes (comme dans la Chine de Mao).
La fonction de « ré-éducation » ou de « redressement » par le travail laissait donc aux prisonniers la possibilités de revenir du goulag, lorsque le régime estimait qu’il pouvait les réhabiliter, comme l’acteur évoqué ci-dessus qui a pu recommencer à tourner à son retour des camps. Les « revenants » pouvaient réintégrer leurs familles et potentiellement croiser à nouveau les personnes qui les avaient dénoncés… ce qui sera notamment le destin de Sergueï Korolev. Cela laisse une idée de l’ambiance de terreur qui devait régner dans les milieux « purgés ».
Si l’on creuse un peu cette notion de « ré-éducation par le travail », celle-ci fait en fait davantage penser à ce qu’on appelle communément un « lavage de cerveau ». L’idée est d’imposer des souffrances tellement atroces au présumé opposant que celui-ci finit par renoncer de son propre chef à toute subversion. Cette terrifiante méthode n’est pas sans rappeler la dernière partie de « 1984« , le roman de George Orwell. Winston Smith, le héros qui avait osé se rebeller contre la dictature de « Big Brother » a été capturé et subit les pires tortures et humiliations possibles. A sa libération il constate que ces mauvais traitements lui ont ôté toute possibilité de réflexion par lui même et qu’il est anesthésié. Il réalise béatement que désormais il « aime Big Brother » (la dernière phrase du roman). La « ré-éducation » a fonctionné.
L’habituel amalgame entre le goulag et les camps nazis empêche le plus souvent de comprendre la réalité du système mis en place par le régime soviétique. Il fait passer à coté de cette terrible notion de « lavage de cerveau » tout droit sortie de l’univers orwellien et c’est regrettable. Parce que l’atroce méthode de « redressement par le travail » est probablement plus dangereuse encore et plus « efficace » (du point de vue du régime totalitaire) que l’extermination pure et simple des opposants mises en place par exemple dans les « camps de la mort ». Car la masse voit revenir des camps les éléments subversifs, ceux-ci ont été « convaincus » par le régime, ce qui d’une certaine façon donne « raison » aux bourreaux (contrairement à leur exécution…) C’était probablement là le sens de la pire des folies staliniennes.
11 réponses à A Moscou, un musée pour se souvenir de ce que fut réellement le goulag